La médecine et la science ont accompli des progrès indéniables dans le domaine du VIH. On sait également que la culture zapping contribue à atténuer les images traumatisantes des corps décharnés des malades qui s'effacent parfois de nos mémoires, comme si elles appartenaient à un cauchemar. Cette maladie qui a emporté une génération entière impose de fait un devoir de mémoire.
Pour tous, le 1er décembre évoque les premières manifestations de rue contre le sida, mais pour d'autres cela reste ces corps allongés sur le goudron de la place de l'Opéra, dans un silence effroyable, marquant à jamais l'histoire de cette tragédie en France. Quelques années plus tôt, la rumeur avait surgi?: une nouvelle maladie touchait les homosexuels. La peur du sida a profondément changé la destinée de la communauté gay. Une fellation ou un simple baiser devenaient sources d'inquiétude de transmission du virus, engendrant des suspicions et des frustrations sans précédent entre homosexuels. Les saunas, darkrooms et tous les lieux chauds de la capitale étaient montrés du doigt, précisément au moment où ces établissements commerciaux symbolisaient l'essor d'une sexualité ouverte sur la rue et qui se donnait les moyens d'exister. La communauté se sentant écartelée entre la liberté acquise par la dépénalisation de l'homosexualité et la terreur provoquée par des morts rapides, sa réaction a souvent consisté à faire la fête?: le Broad, Haute Tension, le Gay Tea Dance du Palace ne désemplirent pas, comme si les gays voulaient montrer leur force, fût-elle vaine face à l'inquiétude. On sortait et on dansait frénétiquement, consommant des drogues nouvelles pour oublier. Cette époque a donc instauré un chassé-croisé entre communautés et il était courant de voir Anglais et Américains venir se défouler sur les dance-floors parisiens. Au milieu des années 80, l'écrivain Edmund White s'installa à Paris pour échapper au traumatisme causé par l'épidémie américaine, et les stars de la pop anglaise comme Jimmy Somerville s'attachèrent à la France, car les clubs débordaient d'énergie malgré le bruit de fond amplifié du nouveau virus. Le milieu artistique fut le premier à payer un lourd tribut?: danseurs, comédiens, chanteurs, stylistes, peintres et écrivains disparaissaient les uns après les autres. D'autres eurent à cœur de créer des galas dont le premier, en février 1986, sous le patronage de Danielle Mitterrand afin de récolter des fonds pour la recherche contre le sida. Par la suite, Line Renaud, Agnès b. ou Pierre Bergé activent leurs réseaux pour créer en France une mobilisation culturelle, sur le modèle de l'Amfar américaine, exaltée par l'action sans précédent de Liz Taylor.
Le sida était une maladie nouvelle, dans le sens où elle décimait des hommes jeunes, insouciants, en bonne santé, en plein essor dans leur carrière. Cette déchéance était alors d'autant plus révoltante qu'il n'existait aucun traitement, et les malades, dont le système immunitaire était affaibli par le virus, succombaient d'affections opportunistes rares, violentes, incroyablement douloureuses, attaqués par des germes exotiques affectant d'habitude les animaux de compagnie. Tout devint suspect et létal?: la nourriture pas assez cuite, les légumes mal lavés ou crus, chiens et chats, l'eau, les voyages. Repères médicaux bousculés et méconnaissance de la maladie provoquèrent le rejet du grand public – et de l'entourage des malades. À leur mort, les sidéens avaient tous des corps décharnés qui rappelaient les pires images des camps de concentration. La symbolique visuelle de cette maladie fut trop puissante. Les stigmates terrifiants, tel le sarcome de Kaposi, poussaient à la fuite ceux qui pouvaient déménager ou changer de ville car l'ambiance était celle d'une peste des temps modernes, sans médecine, sans recherche scientifique, sans support psychologique. Au milieu des années 80, les nouvelles associations de malades ont donc tout inventé, dans l'urgence, pour aider des patients dont l'espérance de vie se comptait souvent en semaines. Pour les couples gays, la perte d'un des partenaires créait des situations dramatiques et injustes, car la dévastation causée par la mort précédait souvent l'expulsion de l'appartement commun par la famille du défunt, qui découvrait à la fois le décès et la sexualité de leur fils. Ce traumatisme fit basculer de nombreuses vies. Parfois, même les entreprises mortuaires ne voulaient pas prendre en charge l'enterrement ou l'incinération de ces nouveaux pestiférés.
Dans cette période noire, la plus sombre de l'histoire récente de l'homosexualité, les associations de militants (Aides, Arcat sida, L'association des médecins gays, VLS Vaincre le sida) ont créé le seul rempart et alerté la classe politique. Ces groupes se sont battus pour obtenir des dépistages gratuits et anonymes, mettre la pression sur la recherche, les laboratoires pharmaceutiques, inventer une prévention à partir d'informations souvent monopolisées par le pouvoir médical, distribuer des préservatifs, faire en sorte que les frais médicaux des malades soient pris en charge par la Sécurité sociale. Leurs actions étaient parfois critiquées par une partie des homosexuels qui refusaient de voir les enjeux de l'épidémie du sida. À New York, San Francisco ou Paris, la communauté se déchirait pour décider s'il fallait fermer les saunas et les backrooms. Finalement, aux États-Unis, ce n'est pas la droite réactionnaire qui a utilisé le sida pour fermer ces établissements, ce furent souvent les homosexuels eux-mêmes, particulièrement les médecins gays, qui ont porté le leadership de la mobilisation. Dans le sang et la mort, les homosexuels se sont mobilisés. La maladie a été un des socles de l'éthique homosexuelle moderne, avec les avantages et les inconvénients que l'on connaît.
Source : www.tetu.com
|